Serge Goracci
Tu ne musèleras point ton bœuf lorsqu’il foule le grain (Deutéronome. XXV, 4)
Il est souvent fait allusion dans la bible à l’usage de fouler le blé avec les bestiaux. Nous lisons dans Esaïe : le blé dont on fait le pain se foule, car le laboureur ne foule pas toujours, et quoiqu’il l’écrase avec la roue de son chariot, néanmoins il ne le menuisera pas tout à fait avec ses chevaux (Esaïe XXVIII, 28).
Les agriculteurs du haut-pays utilisaient des techniques variées pour égrener leurs céréales. Ces techniques pouvaient varier d’une vallée à l’autre, parfois d’un village à l’autre ou d’un type de céréale à l’autre (1) .
Dans une économie agricole encore de type archaïque tournée vers une gamme de productions quasi autarciques, les céréales panifiables (blé, froment, seigle) ont été longtemps cultivées à côté de céréales secondaires dites pauvres (orge, avoine, méteil ). Dans le premier quart du XXe siècle
© Bibliothèque du Chevalier de Cessole - Nice.
Plaque de verre n° 0597. Estenc, le hameau des Louiqs.
le froment domine dans l'Embrunais, l'Ubaye, le haut Verdon et l'arrière-pays niçois à l'exception de la haute Tinée qui reste fidèle au seigle (2). Dans le Val d'Entraunes, Sauze, Enaux, les Tourrès étaient considérés comme les greniers à blés , blés cultivés en altitude jusqu'à Estenc qu'avec un légitime orgueil, les gens du haut-pays appelaient froment (2 bis). Puis, le développement des voies de communication et le développement de l’élevage ont entraîné irrémédiablement la récession de la culture des céréales dans le haut-pays. Cette situation a eu pour conséquence directe une mécanisation très tardive, à partir des année trente, de l’égrenage des céréales. L’acquisition de batteuse ne s’est pas généralisée et une grande partie des paysans a continué à battre selon les procédés traditionnels jusqu’au lendemain de la 2ème guerre mondiale. Les trois techniques traditionnelles pour séparer les grains de la balle des céréales sont le battage, le chaubage et le foulage. Ces techniques pouvaient même se combiner dans le sens de la complémentarité pour une même céréale (chaubage et foulage ou foulage et battage etc...)
1. Le battage consiste à frapper les gerbes avec un fléau ou un bâton sur une aire à battre afin de séparer les grains de la tige ou de l’épi.
- Le chaubage consiste à saisir des deux mains une gerbe non déliée puis à en frapper les épis sur un corps solide : plan incliné ou paroi de la grange par exemple, afin de faire éclater l'enveloppe du grain.
- Le foulage par piétinement humain ou animal. Le battage ne doit pas être confondu avec le foulage ou le dépiquage (ou dépicage), terme réservé par l'usage au travail effectué avec les bêtes. (3)
La répartition de ces techniques dans les Alpes du Sud (4) montre que le foulage dominait dans la majeure partie des Hautes-Alpes, dans le moyen-Var et le haut-Verdon (en aval de Colmars) mais que ce dernier aurait été supplanté par le chaubage à la fin du XIXème siècle dans plusieurs vallées du Comté de Nice. Lunel A. précise:
" Il semble que foulage et fléau, plus adaptés à de grosses quantités et reposant sur une main d'oeuvre plutôt masculine et relativement nombreuse, aient été délaissés au profit du chaubage qui ne supposait pas de telles conditions (5)
© Ferme et aire de foulage, Amarines. - Fonds Roudoule, écomusée en terre gavotte [Alpes Azur Patrimoine]
Le dépiquage animal se pratiquait généralement sur une « aire » ou « place » de terre battue avec régularité et force. On y amenait les gerbes de céréales On en coupait les liens de manière à former des cercles, où la paille occupe la partie supérieure, alors que les épis reposent sur le sol. Un, deux voire trois couples de chevaux, bœufs, ânes, baudets ou mulets, attachés deux à deux et les yeux bandés, tournaient au tour d‘un axe, attelés à une lourde pierre (cauco) (6) (qui elle même tournait) appelée en provençal le barrulaire. " Ce rouleau en pierre d’environ 60 cm de diamètre, pèse entre 150 et 200 kg, et est de forme légèrement conique. Sa surface est cannelée ou striée, de manière à préserver les grains tombés au sol. Le barrulaire est attelé au cheval ou au mulet, souvent avec une limonière dont les brancards sont largement courbés pour que l’attelage suive mieux l’arrondi de l’aire. (7) " Ils étaient guidés au moyen d'une longe assez longue par un conducteur debout au centre de l'aire. Armé d'un fouet, le conducteur faisait tourner les animaux « dépiqueurs ». Les épis, piétinés par l’animal, éclataient et libéraient le grain. Le cheval et la mule étaient préférés aux bœufs, leur trot dépiquant le grain plus rapidement. Aux extrémités du cercle, avec des fourches en bois des « valets » repoussaient sous les sabots des animaux la paille incomplètement brisée et l'épi non dépouillé de son grain.
© Montjay, la foulaison - Négatif sur verre13x18 cm. "Cliché A. Michellon Barre " - Archives des Hautes-Alpes
lou vantaïre © Fonds Ange Maurin. Roudoule, écomusée en terre gavotte.
Après l’opération de foulage, les grains de blé libérés ne sont pas encore prêts à être mis en sac… Ils sont en effet mélangés avec des brins d’épis, de paille brisée ou d’herbe. Au foulage, succède donc le vannage, pendant lequel le grain est passé au crible. Ce travail était bien souvent celui des femmes qui secouaient le van rempli de blé. Ce vannage (7 bis) a longtemps était manuel et se faisait par jour de grand vent avec un van en jetant en l’air les grains pour les séparer des impuretés (balle). L’arrivée de la tarare, mieux connue sous le nom de « ventaïre » ou « ventarelle » a été un progrès.
© Fonds Gilloux Georgette . Le foulage avec les chevaux à Entraunes. [Alpes Azur Patrimoine]
Le foulage au quartier du Clot à Entraunes
Si l'on se réfère à la carte de l'étude de Catherine Llaty (8) sur les techniques d'égrenage dominant, le Val d'Entraunes se situe plutôt sur l'aire du chaubage que du foulage.
- Est-ce l'influence de la Provence mitoyenne où le foulage ou dépiquage sous les pattes d'un animal prédomine. Qui plus est , le foulage dominait dans le haut Verdon tout proche?
- Les quantités de gerbes étaient-elles trop grande pour un chaubage forcément manuel et plutôt réservé au petite quantité?
- Est-ce la qualité ou de type de céréale qui déterminait la techique d'égrenage? C'est ce que pense Charles Parrain (9) qui fait la corrélation entre céréale cultivées et types d’égrenage et montre que le foulage est toujours associé au blé et le fléau au seigle. Une exception de taille apparaît pourtant lorsque l'on se rappelle que Thorame Basse (aire du foulage), était au XIXe siècle un gros producteur de seigle. Doit-on attribuer cette « exception » à des conditions climatiques favorables ou est-ce simplement l'exception qui confirme la règle?
- Un dernier critère intervient : l’utilisation de la paille. Le foulage triture la paille et permet de nourrir les animaux alors que dans chaubage la paille reste entière et permet son utilisation en vannerie ou confection de panier ou couverture de toit. L'utilisation de pailles longues concernait, semble-t-il, une quantité limitée de la production:pour la toiture et la vannerie. La paille du seigle étant plus longue que celle du blé , elle était plus adaptée pour faire une bonne couverture de chaume (jusqu'au début du XXème siècle en précisant que nous sommes plutôt dans l'aire du bardeaux). Et quelques gerbes étaient donc chaque année mises de côté pour des réparations éventuelles . Mais la raison qui prime à notre avis, partout dans le Val d'Entraunes comme dans toute l'aire du foulage c'est que la paille était en majorité employée dans l'alimentation du bétail. Dans l'aire du battage ou du chaubage, elle était hachée en menus morceaux à l'aide d'un « coupe-paille »(10), c'est-à-dire d'une lame de faux aménagée à cet effet ou d'un outil sur pied avec deux lames de bois qui tranchaient les gerbes . Le foulage n'aurait donc pas constitué, de ce point de vue, un inconvénient.